Le Comité Colbert, fondé en 1954 par Jean-Jacques Guerlain, est une association qui regroupe les plus prestigieuses maisons de luxe françaises. Son objectif est de promouvoir le luxe et l’art de vivre français à l’échelle mondiale, en défendant les savoir-faire artisanaux et en soutenant la création contemporaine. Le Comité représente des maisons emblématiques dans des domaines variés tels que la couture, la joaillerie, la gastronomie, et les arts décoratifs. Il joue un rôle clé dans la valorisation du patrimoine culturel et économique de la France. Bénédicte Epinay est la déléguée générale du Comité Colbert depuis 2020.
- Vous êtes issue de l’univers du journalisme dans lequel vous avez évolué pendant près de 30 ans en vous spécialisant notamment sur les sujets économiques et ceux liés au luxe français. Quelles ont été les grandes évolutions du luxe français depuis la création du comité ?
{B.E.}: C’est une question intéressante d’autant plus que nous fêtons cette année les 70 ans du Comité Colbert et à cette occasion, nous sommes en train de retracer les grandes périodes du développement de cette industrie à compter de la naissance de notre association. L’une des premières missions du Comité Colbert a été précisément de promouvoir ce secteur comme un pourvoyeur d’emplois et comme un acteur de premier plan au sein de l’économie française, notamment de sa balance extérieure. Car pendant longtemps, une citation de Georges Pompidou en témoigne, le secteur du luxe était considéré comme relevant du domaine du frivole. Il faut reconnaître que jusqu’aux années 70, les maisons de luxe étaient faiblement internationalisées et majoritairement familiales.
Malgré des racines anciennes qui remontent au XVIIème siècle, le luxe français tel que nous le connaissons aujourd’hui, puissant et doté d’une empreinte mondiale, ne s’est structuré que très récemment à la fin des années 80 par une succession d’acquisitions donnant naissance aux géants tricolores. L’utilisation même du terme “industrie du luxe” remonte à une étude McKinsey commandée par le Comité Colbert au milieu des années 90. Il consacre la réussite de la transformation de maisons familiales passées du statut de sociétés artisanales dotées d’un savoir-faire manuel à des entreprises ayant internalisé et démultiplié mondialement leur distribution tout en préservant et diversifiant leur savoir-faire originel. Autant de cas d’écoles inspirants pour des générations d’étudiants. Aujourd’hui, nous en sommes au dernier stade de l’internalisation qui consiste pour ces groupes à racheter leurs fournisseurs. Bien souvent pour en assurer la pérennité.
L’autre grande tendance de ces vingt dernières années fut l’adoption du e-commerce, au départ de manière un peu contrainte jusqu’à la période du Covid durant laquelle l’accélération a été si forte que certains ont pu penser que le commerce physique était mort. Aujourd’hui, le magasin a repris toute sa place tout en conservant les acquis en matière de commerce en ligne.
Le Comité Colbert, à l’instar du secteur, s’implique depuis le début des années 2000 en faveur de développement durable. Depuis plus de 20 ans, nous organisons des réunions d’échanges de bonnes pratiques afin que les maisons et les secteurs puissent s’inspirer les uns les autres. En 2008, l’agence de notation Vigeo Eiris nous a aidé à comprendre les valeurs durables intrinsèques de ce secteur autour de l’esthétique et de la qualité notamment. A mon arrivée en 2020, la prise de conscience et les actions ont connu une très forte accélération. Non seulement le secteur a été très volontaire mais tout pousse aujourd’hui les acteurs économiques en ce sens : consommateurs, investisseurs, collaborateurs et jusqu’aux législateurs. L’heure n’est plus de savoir s’il faut prendre des mesures mais à rendre des comptes. Nos rapports RSE sont là pour en témoigner.
Soixante-dix ans après la création du Comité Colbert, le secteur du luxe s’impose aujourd’hui comme l’un des fers de lance de l’économie française, pointés comme tels par les responsables politiques. A tel point que d’autres secteurs cherchent aujourd’hui à s’en inspirer. Mais il faut admettre que le succès du modèle développé par le luxe français est difficilement applicable à d’autres car ses consommateurs achètent une part d’immatériel avant d’acquérir un produit.
- Pourquoi avez-vous accepté cette mission en tant que Déléguée Générale du Comité Colbert ? Pourriez-vous revenir sur ces quatre dernières années. Quelles ont été les challenges et les réussites ?
{B.E.}: Je pense que si la présidence du Comité Colbert est venue chercher un profil tel que le mien, venant de l’information et de la communication, c’est qu’il y avait un souhait de leur part de rendre visible le travail du Comité qui était alors peu connu du grand public.
Ma première mission fut de doter d’une raison d’être afin d’aligner l’ensemble de nos membres sur des objectifs partagés. Cette raison d’être est la suivante : « Promouvoir passionnément, développer durablement, transmettre patiemment les savoir-faire et la création française pour insuffler du rêve ». Elle guide désormais toutes nos actions au quotidien.
Nous avons ensuite doté le comité Colbert d’outils de communication digitaux, à commencer par un site Internet modernisé et bavard. Nous avons développé la présence du Comité sur les réseaux sociaux, LinkedIn et Instagram puis réenclenché un travail d’études afin de fournir à nos membres des analyses pertinentes. Avec un objectif en tête : être utile à chacune de nos maisons quels que soient leur secteur et leur taille avec cette certitude que le Comité Colbert est probablement plus précieux aux plus petites d’entre elles, avides de nos travaux, de nos études et de nos rencontres. Dans un troisième temps, nous avons souhaité prendre la parole de manière collective sur différents sujets. Nous avons ainsi d’ores et déjà publié trois rapports sur la RSE et avons enclenché un cycle d’études avec Bain sur le luxe et la technologie dont le troisième opus sortira en septembre sur l’intelligence artificielle et ses enjeux pour le secteur du luxe tant en ce qui concerne l’IA analytique que l’IA générative.
Nous avons également décidé d’accélérer notre mobilisation en matière de développement durable. C’est pourquoi nous avons participé à L’Université de la Terre à l’Unesco au cours de laquelle nous avons pris la parole. C’était une première et un vrai challenge pour nous qui ne savions pas si des activistes présents dans la salle trouveraient saugrenu le fait que le luxe prend la parole sur ce type d’événements. Nos craintes ont vite été balayées jusqu’à susciter même des applaudissements. Notre posture était d’arriver avec une forme d’humilité consistant à admettre que nous ne sommes pas parfaits mais que nous ne nous dérobons pas devant le challenge. Les choses avancent et notre parole est utile au débat.
Dès mon arrivée, nous avons également repris le programme de rayonnement de notre industrie à l’étranger dans une logique de diplomatie culturelle. Nous organisons par exemple en novembre une exposition en Chine à l’occasion de la célébration des 60 ans de nos relations diplomatiques avec la Chine. Il s’agit donc d’un évènement labellisé par l’Ambassade de France dans le cadre duquel nous amenons des dizaines d’artisans français de nos maisons pour des démonstrations de savoir-faire. En parallèle, des artisans chinois d’exception viendront dialoguer avec les nôtres. Au moment où l’économie chinoise semble se gripper, il est intéressant de s’adresser à ce marché avec un discours plus culturel et plus diplomatique sur les gestes et la beauté des choses.
Dernière mission enfin, urgente également, le recrutement d’une nouvelle génération d’artisans. Toutes nos maisons sont dans une forme d’urgence à attirer de nouveaux talents si elles ne veulent pas perdre des savoir-faire. Tous les ans, le secteur peine à compenser les départs à la retraite, creusant ainsi une forme de déficit. Aujourd’hui on estime qu’il manque à peu près 20 000 mains, juste pour répondre au besoin de ce renouvellement de la pyramide des âges. Les savoir-faire manuels n’ont pas de difficulté à recruter des adultes en reconversion qui trouvent un sens à s’orienter vers ces métiers mais le secteur peine en revanche à attirer des jeunes. Or, il faut cinq à dix ans pour former un joaillier ou un maroquinier. Il y a donc une forme d’urgence. C’est pourquoi nous avons créé un évènement baptisé Les De(ux)mains du Luxe (jeu de mot en demain et les deux mains de l’artisan). L’événement prend la forme d’un gigantesque atelier créatif. C’est-à-dire que le visiteur, quel que soit son âge, va pouvoir tester son agilité sur différents savoir-faire de nos maisons, piqué-sellier chez Hermès, le sertissage chez Cartier, le dessin chez Van Cleef & Arpels ou Léonard, le ciselage d’un verre chez Baccarat. L’objectif est clairement d’éveiller des vocations. La troisième édition vient de se tenir à Lyon, la quatrième aura lieu à Cholet en novembre. Chaque édition a accueilli près de 8 000 visiteurs sur quatre jours.
- Etes-vous à la recherche active de nouveaux membres pour le comité ? Ou à l’inverse recevez-vous de nombreuses demandes d’adhésion ?
{B.E.}: Nous recevons beaucoup de candidatures de toutes sortes et nombreuses sont celles à ne pas être retenues. Nous n’avons pas d’objectif en la matière et restons sur une vision assez orthodoxe d’une maison de luxe. Pour cela, nous nous appuyons sur des critères objectifs et subjectifs très clairs, tels que mentionnés dans nos statuts. Parmi les critères objectifs, il faut que la maison, de réputation mondiale, ait été fondée en France et qu’elle se revendique clairement comme appartenant au monde du luxe. Nous tenons beaucoup à l’utilisation du mot luxe pour lequel nous nous sommes beaucoup battus à Bruxelles notamment au sein de la European Cultural and Creative Industries Alliance (ECCIA): ni les allemands, ni les italiens n’utilisant ce terme, lui préférant celui de haut de gamme. Mais nous souhaitons conserver cette notion de luxe, considérant qu’il s’agit bien d’une exception française. D’autant que c’est à ce titre que le secteur bénéficie d’une dérogation pour faire de la distribution sélective et ainsi choisir les magasins dans lesquels les produits sont vendus. Nous souhaitons également que la maison ait déjà un véritable rayonnement international. Aujourd’hui, l’ensemble de nos membres réalise plus de 80% de ses ventes à l’exportation.
- Un certain nombre de métiers essentiels aux maisons de luxes sont sous tension. Quelles sont les raisons pour lesquelles certaines maisons ont du mal à recruter ?
{B.E.}: Il y a de nombreuses raisons à cela. La première raison tient à l’invisibilité de ces métiers. Vous ne pouvez pas désirer faire un métier que vous ne connaissez pas. En classe de 3ème, c’est-à-dire à un âge où il pourrait choisir de s’orienter vers un CAP, un jeune ne connaît que 5 métiers différents. Il était donc essentiel pour nous de multiplier les événements et de nous lancer sur Tik Tok avec le hashtag #savoirfaire qui culmine aujourd’hui à plus de 500 millions de vues. Notre ligne éditoriale consiste à aller à la rencontre des jeunes artisans afin qu’ils puissent communiquer leur passion pour leur métier. Ce chiffre impressionnant est un signal extrêmement positif car cela montre que lorsque l’on donne la parole à de jeunes artisans, leur témoignage intéresse d’autres jeunes en recherche d’un métier.
La seconde raison vient des parents et des professeurs qui sont victimes du syndrome “passe ton bac d’abord” et maintiennent parfois des enfants dans l’enseignement général, y compris lorsqu’ils y sont malheureux. Il a là une idée reçue qu’il faut absolument combattre. Les métiers manuels tout comme le CAP doivent absolument être revalorisés comme cela a été le cas dans la cuisine par exemple. Cela passe aussi par une sensibilisation des conseillers en orientation, dernier public à informer et convaincre.
Tout ceci explique pourquoi aujourd’hui certaines classes de CAP sont vides…ou plutôt remplies à 75% d’adultes en reconversion. Avec pour effet de décourager les jeunes qui, de manière compréhensible, veulent être en classe avec des gens de leur âge.
- La sensibilisation face aux enjeux RSE est un aspect important du Comité Colbert. Il semble que vous cherchiez à aborder ces sujets d’une manière positive, là où dans de nombreux secteurs ces enjeux sont perçus comme des sources de contraintes. Quelle est votre approche en la matière ?
{B.E.}: Lorsque je suis arrivée, j’ai trouvé un trésor de guerre : des centaines de fiches remplies par les maisons pour expliquer leurs actions en termes de RSE. Un trésor qu’il nous fallait exploiter et diffuser. La première étape fut donc de les organiser en vue de publier un rapport, ce qui ne fut aisé quand on sait que nos maisons viennent de quatorze secteurs d’activités différents. Un an après mon arrivée nous avons donc publié un premier rapport RSE chapitré autour de 7 des 15 enjeux de développement durable des Nations Unies. C’est un premier rapport sans doute un peu technique, mais qui avait le mérite d’exister pour l’ensemble de nos parties prenantes auxquelles il a été envoyé. L’année suivante, j’ai proposé d’élargir l’audience au grand public en créant un magazine diffusé avec Les Echos. Le chapitrage retenu, plus simple à comprendre, concernait le cycle de vie des produits et l’ensemble des actions RSE entreprises tout au long de cette chaîne de valeurs depuis le sourcing des matières premières jusqu’à la vente. Nous avons répété cette opération en janvier dernier, en anglais cette fois, dans un supplément au New York Times afin de montrer au marché américain, premier marché de notre industrie, les nombreuses actions de notre secteur en la matière. Le grand public fait souvent une confusion en associant le luxe au secteur très polluant de la mode. Le magazine est un outil très pratique et pédagogique pour faire passer nos messages.
L’échange de bonnes pratiques a également permis aux maisons de luxe de s’inspirer des actions menées par les autres membres. Lorsque Chloé par exemple, maison du groupe Richemont, a obtenu le label B Corp, ses responsables sont venus présenter leur démarche aux directeurs RSE et présidents des autres membres du comité en justifiant le choix de ce label sans cacher les difficultés rencontrées. Depuis, une petite dizaine d’autres maisons ont obtenu ou sont en voie d’obtention du label. C’est une vraie satisfaction.
Nous avons différentes commissions au sein du comité mais nous animons également des réseaux de Directeurs (RH, Communication, RSE, Affaires publiques) que nous réunissons très régulièrement. A la dernière réunion RSE, les membres ont ainsi décidé de mettre le focus sur le stress hydrique : C’est un sujet commun à toutes nos maisons et sur lequel elles souhaitent s’informer afin de définir les meilleurs moyens d’agir. Une conférence est ainsi à venir sur ce sujet en septembre.
- Les secteurs dont sont issus les membres du comité sont réputés pour être extrêmement compétitifs, avec parfois de fortes personnalités à leur tête, pourtant il semble que ces derniers réussissent à se retrouver lorsqu’il s’agit de défendre leurs intérêts. Comment expliquer cela ?
{B.E.}: Toutes nos maisons sont en effet concurrentes mais partagent également un certain nombre de sujets d’intérêt général. Ce sont ces sujets qui concentrent toute notre attention, à commencer par la préservation des savoir-faire artisanaux du luxe qui font l’identité et la valeur de cette industrie. Voilà pourquoi nos maisons travaillent en bonne harmonie. Outre la valeur perçue de chacune de nos maisons, la conscience collective d’appartenir au luxe et à l’art de vivre français est une autre motivation à travailler ensemble. Laurent Boillot, Président de la maison Hennessy et Chairman du Comité Colbert, me faisait ainsi remarquer il y a quelques jours que les maisons de Cognac, bien que concurrentes, étaient toutes collectivement responsables de l’avenir de l’appellation cognac.
C’est l’esprit même du Comité Colbert qui a permis à cette association de continuer d’exister en dépit de la taille mondiale de certains de ses membres.
- Vous avez un rôle de lobbying auprès des législateurs et des instances gouvernementales. Quels combats menez-vous en ce moment ?
{B.E.}: Le secteur du luxe était jusqu’à présent assez peu réglementé à l’exception de la distribution sélective déjà évoquée plus tôt et des lois anti-contrefaçons. Avec le projet de la Présidente de la Commission Européenne, Ursula Von Der Leyen, de faire de l’Europe un continent neutre en carbone à horizon 2050, nous sommes face à un train de plus de 150 réglementations en discussion. Loin de nous l’idée de nous y opposer mais de faire valoir les spécificités de notre industrie quand nous estimons qu’elles pourraient être menacées.
A titre d’exemple, nous avons échappé de peu à une loi sur le packaging, votée depuis peu, dont les termes initiaux auraient pu être dangereux. Cette dernière visait à diminuer le poids des bouteilles (de vins, d’alcools, de parfums…) pour en réduire l’empreinte carbone. Un projet auquel nous adhérons pleinement, certains de nos membres ayant d’ailleurs pris les devants en la matière avec une stratégie volontaire. Mais le législateur souhaitait imposer un nombre de formes et de poids standards, faisant fi non seulement de la créativité, des notions de propriété intellectuelle ou de provenance géographique.

