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Connie Karol Burks est conservatrice du département “Textiles et Mode depuis 1900” au Victoria & Albert Museum de Londres. Au cours de ses huit années au V&A, Connie a été co-commissaire de deux expositions majeures: ‘Christian Dior: Couturier du Rêve’ en 2019 et ‘Gabrielle Chanel: Fashion Manifesto’ en 2023. La conservatrice à également contribué aux expositions ‘V&A Fashioned from Nature’, ‘Africa Fashion’ et ‘Plastics : Remaking our World’. Co-auteur de deux catalogues d’exposition à succès, Connie a étudié à la Central Saint Martins de Londres et au Royal College of Art. Avant de s’orienter vers les institutions culturelles, Connie a mis à profit sa connaissance du tissage textile en tant que cofondatrice de la London Cloth Company.

Le Victoria & Albert Museum est réputé pour avoir l’un des meilleurs départements de mode au monde, avec le MET et le Musée des Arts Décoratifs. Quelles sont les raisons d’une telle reconnaissance ?

{C.K.B.}: C’est un honneur d’être mentionné aux côtés de ces deux autres grandes institutions. Je suppose que cela vient du fait que le V&A a une très longue histoire avec la mode. L’origine de notre collection de tissus remonte avant même la fondation du musée, avec la constitution d’un fonds d’étude pour les Government Schools of Design en 1842. Au début du XXe siècle, nous sommes devenus l’une des premières institutions à avoir une démarche active dans le secteur de la mode afin de constituer un large fonds que nous enrichissons depuis plus de 100 ans. Son spectre est aujourd’hui très large, même s’il y a toujours des lacunes à combler.

En 1971, l’incroyable exposition Fashion, an anthology de Sir Cecil Beaton a marqué un tournant pour le V&A qui s’est alors bâti une solide réputation dans le domaine de la mode. Bien que l’on y retrouve certaines pièces historiques, l’exposition était principalement axée sur la mode du XXe siècle. C’était l’une des toutes premières fois que la mode contemporaine était mise à l’honneur au sein du musée. Avant cela, nous exposions surtout de la mode historique.

Le fait de présenter dans un musée, en tant qu’œuvres d’art, des créations qui n’avaient parfois que quelques années a marqué un tournant dans l’histoire de la photo et de la mode et notamment dans le traitement de la mode dans les musées. Le V&A est l’une des institutions qui a fait progresser la discipline au cours des 50 dernières années en faisant reconnaître l’importance de la mode dans nos vies, dans notre société et dans notre culture.

Le V&A établit des partenariats avec d’autres grandes institutions. Il y a là évidemment une question de budget, mais cela a-t-il également un impact sur la qualité de l’exposition ?

{C.K.B.}: Bien sûr, nous devons tenir compte du budget et les partenariats avec d’autres institutions peuvent avoir un réel impact à ce sujet. Mais de mon point de vue, si nous avons toujours été favorables à ces partenariats c’est qu’ils sont un excellent moyen de créer des synergies entre les expertises  et les domaines d’études de chacun. Cela a été particulièrement vrai dans le cas de l’exposition Chanel : nous avons travaillé en étroite collaboration avec le Palais Galliera afin d’avoir accès à nos collections respectives et, comme chacun sait, il ne reste qu’un nombre très limité des premiers vêtements réalisés par Gabrielle Chanel. Avoir accès à la collection du Palais Galliera et les montrer ici à Londres était absolument fantastique. 

Lors de votre arrivée au V&A, vous avez participé à l’exposition ‘Christian Dior : couturier du rêve’. Cette exposition a connu un énorme succès. Pouvez-vous nous partager votre expérience ?

{C.K.B.}: Ce fut une expérience fantastique. Le challenge était de taille car le délai pour organiser l’exposition était beaucoup plus court que d’habitude. Mais nous étions prêts à faire les choses rapidement. Ce dont je me suis rendu compte et ce qui m’a vraiment frappé, c’est l’incroyable capacité de ce type d’exposition à susciter des émotions extrêmement fortes et à créer du lien avec le public. 

Nous avons été absolument subjugués par l’exposition qui avait eu lieu à Paris. En la visitant, on avait presque l’impression que le temps s’arrêtait; et lorsque les gens sortaient, ils ne savaient parfois même plus s’ils y étaient restés dix minutes ou deux heures. Il était donc impératif pour nous de nous assurer que cette magie serait également ressentie ici, à Londres.

Ce fut pour moi une expérience formidable qui m’a permis de comprendre l’importance d’offrir de nombreuses portes d’entrée dans le domaine de la mode. En effet, le public est très large : cela va des passionnés de mode jusqu’aux personnes qui ne s’y intéressent pas du tout, mais qui sont venues parce qu’elles avaient entendu dire que l’exposition valait le coup. L’objectif était donc de montrer ces magnifiques vêtements tout en racontant l’histoire sous différents angles : l’histoire personnelle de Christian Dior, son parcours de créateur, sa biographie, les histoires de ceux qui les ont portés, l’art de la haute couture et plus largement l’impact culturel qu’à eu le créateur.  

Au cours de vos études au Royal College, vous vous êtes intéressée au tweed. Ce tissu a une histoire fascinante. Comment se fait-il qu’il ait toujours autant de succès et qu’il soit toujours aussi tendance en 2024 ?

{C.K.B.}: C’est une très bonne question et je ne suis pas sûre de la réponse, mais je vais essayer, car comme vous l’avez dit, j’y ai beaucoup réfléchi. J’ai découvert ce tissu d’un point de vue pratique et artisanal, dans une entreprise qui produit du tweed. J’ai commencé à faire des études sur son histoire et il m’a semblé qu’il s’agissait d’un exemple parfait pour mettre en évidence l’évolution de certains tissus comme marqueur social. Le tweed est passé du statut de tissu porté par les paysans dans les champs, avec une fonction essentiellement utilitaire, à un tissu prestigieux, associé à l’élite; ceci avant de se démocratiser et se répandre à travers toutes les couches de la société. Le tweed est aujourd’hui omniprésent et est porté par les femmes et les hommes pour presque toutes les occasions. 

Travailler sur l’exposition Chanel a été extraordinaire à cet égard, car elle a fait avec le tweed ce qu’elle avait fait avec le jersey. Elle a pris ce tissu pratique, commun, et l’a transformé en quelque chose de convenable pour la haute couture. La qualité, la couleur et le toucher du tweed ont évolué avec le temps. Gabrielle Chanel a ainsi pu utiliser une gamme très large de tweed et a elle-même créé une version plus douce. Chaque fois que l’on pense en avoir fini avec le tweed, un nouveau jeune créateur arrive et fait quelque chose de nouveau avec. Actuellement, il y a une créatrice jamaïcaine absolument fantastique, Rachel Scott de Diotima, qui fait des choses étonnantes avec le tweed.  Elle se réapproprie ce tissu pour développer une nouvelle narration.

Justement, votre connaissance du tweed et des différentes techniques de tissage vous a-t-elle aidée à organiser l’exposition Chanel qui s’est tenue au V&A il y a quelques mois ?

{C.K.B.}: Je crois fermement que l’essence de la mode et la magie des vêtements proviennent des textiles. Il m’a donc été très utile d’avoir cette compréhension pratique du tweed. Lorsqu’il s’agit d’examiner des vêtements, il est extrêmement pratique de pouvoir faire appel à ce côté artisanal. Je m’efforce donc de me familiariser avec les structures des textiles. C’est un matériau tellement visuel.

  • Cette exposition a été l’occasion pour vous de publier un livre présentant les objets et les tenues qui ont marqué la carrière de Gabrielle Chanel. Quel a été l’impact de ces créations sur notre façon de concevoir la mode ?

{C.K.B.}: Il existe de nombreuses publications sur Gabrielle Chanel, mais nous avons pensé pouvoir aborder son travail de manière pertinente en réalisant une plongée dans la structure des vêtements eux-mêmes. C’était l’objectif de ce livre: établir une relation beaucoup plus intime avec les vêtements. Nous avons travaillé avec le photographe Nicholas Alan Cope pour réaliser ces magnifiques photographies. Pour chaque vêtement, nous avons fait au moins une photo très rapprochée, qui montre ce qu’il a de spécial : la façon dont il est assemblé, les incroyables coutures, l’ornementation ou la broderie. Car la plupart du temps, la beauté des œuvres de Chanel réside dans les détails. Elles permettent de voir de près ce que l’on ne peut trouver nulle part ailleurs. Lorsque je faisais visiter l’exposition, je disais toujours que l’on ne pas percevoir toute la beauté des vêtements lorsqu’on se trouve à trois mètres de distance.

Nous voulions également souligner l’impact de Gabrielle Chanel sur la mode ; c’est la raison pour laquelle nous avons inclus une biographie relativement compacte et brève, racontant son histoire à travers ses vêtements. Nous espérons qu’elle inspirera certains créateurs de demain.  

Le V&A consacre actuellement une exposition aux divas, un sujet flamboyant et fascinant. Quelle est l’origine du projet ? Quelles questions sociétales ou culturelles le musée tente-t-il d’aborder à travers cette exposition ?

{C.K.B.}: Je ne peux parler qu’indirectement de ce projet car c’est ma collègue Kate Bailey qui a organisé cette exposition. Elle a la capacité de présenter des sujets qui nous semblent familiers en mettant en avant toute leur richesse culturelle que nous ignorons souvent. L’exposition Diva, par exemple, se penche sur l’histoire de ce terme, en explorant ses origines, dans quelle mesure sa signification a été subvertie et adoptée au fil du temps ainsi que la manière dont ce label a été récupéré par les artistes, leurs fans et la société dans son ensemble. 

Comment définissez-vous le programme des expositions du musée ? 

{C.K.B.}: Nous travaillons généralement 2 à 5 ans à l’avance, mais ce genre de choses évolue sans cesse. Vous n’êtes donc jamais tout à fait sûr de la date à laquelle vos expositions seront réellement présentées. Ce que nous prenons réellement en compte, c’est le fait que le site de South Kensington dispose de plusieurs galeries. Cela signifie que plusieurs expositions ont lieu en même temps. Il faut donc toujours réfléchir afin de créer de bonnes synergies. Pour Christian Dior nous avons eu Mary Quant en même temps, ce qui nous a permis de faire dialoguer la fantastique couture parisienne avec la scène londonienne.

Vous mettez également en lumière des aspects moins connus de l’histoire de la mode. Est-ce une mission importante pour le V&A ?

{C.K.B.}: Nous avons bien entendu eu l’exposition Dior et Chanel et bientôt Fragile Beauty à venir en partenariat avec la collection de Sir Elton John et David Furnish. C’est une occasion de faire découvrir des collections privées à nos publics. Mais il est très important pour nous de travailler sur des sujets qui répondent à des préoccupations contemporaines et sur des sujets historiques qui traitent de la manière dont l’histoire peut aider à comprendre le monde d’aujourd’hui. Par exemple, l’exposition Fashioned from Nature en 2018 s’est penchée sur le passé pour explorer la relation et l’impact de la mode sur le monde naturel et poser la question: que pouvons-nous apprendre du passé pour créer un avenir plus durable ? 

Par ailleurs, la grande exposition Africa Fashion que Christine Checinska et Elisabeth Murray ont organisée est un moment très important et marque le début d’une plus grande représentation de la créativité africaine et de la diaspora africaine au sein du musée. Depuis la fin de l’exposition, ici, dans la galerie de South Kensington, elle est partie en tournée mondiale. Nous veillons à ce qu’elle reste vivante.

Votre activité ne se limite pas à ces expositions. Le V&A produit beaucoup de contenu vidéo que vous partagez sur les réseaux sociaux. Il faut également ajouter les cycles de formation, les conférences et les réunions. Cela vous permet-il de toucher un public différent de celui qui se rend habituellement au musée ?

{C.K.B.}: L’espace physique reste le point de départ à bien des égards, mais notre activité est bien plus vaste. Nous avons une programmation au sein du musée, avec des conférences et des ateliers. Nous sommes de plus en plus conscients de la nécessité de créer du contenu en ligne, c’est un aspect très important de notre travail. Pour l’exposition Chanel, nous avons réalisé des études d’objets, qui rencontrent un vif succès. C’est une façon très agréable d’avoir une intimité avec ces objets, tout en le partageant avec un large public. Les vidéos ASMR sont l’un des types de contenu numérique les plus populaires. Nous nous adressons à des personnes qui n’auraient jamais envisagé de venir dans notre musée. Cela nous permet donc d’aborder les gens d’une nouvelle manière.