Depuis le milieu des années 70’, Françoise et Jean-Philippe Billarant s’investissent avec passion dans la découverte et le soutien d’artistes et s’orientent depuis les années 80′ vers l’art conceptuel et minimaliste. 50 ans plus tard, le couple a constitué une collection au sein de laquelle on retrouve les plus grands noms tels que Donald Judd, Lawrence Weiner, Dan Flavin, Niel Toroni, Carl Andre ou Daniel Buren pour ne citer qu’eux.
Leur passion les conduit à ouvrir en 2011 Le Silo, un espace d’exposition de 2 200 m², résultat de la réhabilitation d’une friche industrielle située à Marines, dans le Val-d’Oise. Le couple s’investit également dans le mécénat musical en commandant des œuvres aux compositeurs Philippe Manoury, Emmanuel Nunes, Marco Stroppa et biens d’autres.
Contrairement à certains grands collectionneurs, Françoise et Jean-Philippe Billarant privilégient une approche directe et une relation amicale avec les artistes. Leur démarche, résolument indépendante et libre, loin des enjeux spéculatifs, reflète leur attachement profond à l’art contemporain et la création.
- Votre activité professionnelle en tant que président d’Aplix et votre passion pour l’art ont-elles été amenées à se rencontrer ? Ou bien était-ce deux activités totalement distinctes…
{J-P.B.}: Ce sont, pour nous, deux activités bien distinctes. Je n’ai jamais souhaité présenter d’œuvres au sein de l’entreprise en imposant aux autres actionnaires une démarche qui est tout à fait personnelle et que je partage avec mon épouse. Quand bien même certains actionnaires sont des membres de notre famille.
Mon activité professionnelle m’a tout de même offert l’opportunité de faire appel à deux architectes que j’admire pour réaliser certains bâtiments d’Aplix: Harry Wolf en 1981 pour notre usine en Caroline du Nord et Dominique Perrault en 1997 au Cellier-sur-Loire.
- Vous avez constitué un ensemble exceptionnel d’œuvres conceptuelles et minimales. Comment avez-vous réussi à saisir tout l’intérêt de ces mouvements pourtant difficiles à appréhender ?
{F&J-P.B.}: En faisant nos classes ! Nous nous sommes formés en parcourant les musées et les galeries, à la rencontre des historiens de l’art, des critiques, des conservateurs de musée et surtout des artistes. Toutes ces personnes nous ont éclairés, nous ont accompagnés dans notre cheminement et certaines sont devenues nos amis. Elles nous ont fait comprendre que l’art cela s’apprend. La peinture classique nécessite de maîtriser certaines clefs de compréhension comme la perspective ou le nombre d’or; et bien pour l’art contemporain c’est la même chose! Ce n’est pas qu’une affaire de goût et cela dépasse la simple question du “j’aime/j’aime pas”.
Nous avons exploré les différentes pratiques artistiques durant 5 ou 6 ans. Bien sûr, au début, nous avons fait quelques erreurs mais au bout d’un moment nous avons été en mesure de déterminer ce qui nous plaisait.
- Rencontrer les artistes est-il important pour vous ?
{F&J-P.B.}: C’est probablement l’essence de notre démarche: rencontrer les artistes les plus intéressants de notre époque et comprendre dans quelle mesure leur travail s’inscrit dans l’histoire de l’art. D’ailleurs il est extrêmement rare pour nous d’acheter des œuvres sans avoir rencontré l’artiste. A part peut-être certains américains qui venaient de disparaître.
Lorsque vous êtes confrontés au travail de Niele Toroni pour la première fois, vous ne voyez que des traces de peinture sur une surface blanche. Mais lorsque vous vous apercevez que l’artiste suit un protocole extrêmement rigoureux, en utilisant systématiquement le même pinceau n°50 et en espaçant les formes de 30 cm, en quinconce, alors vous comprenez dans quelle mesure cette recherche du “degré zéro de la peinture” s’inscrit dans l’histoire du monochrome.
Bien sûr, cela va dans les deux sens. Il a pu arriver qu’un travail nous plaise au premier abord et qu’en rencontrant l’artiste nous ayons été décu par sa démarche. Cela fait partie du jeu.
- Avez-vous ressenti une sorte d’incompréhension chez certains de vos amis qui avaient des goûts plus classiques lorsque vous vous êtes lancés à corps perdu dans le monde de l’art contemporain ?
{F.B.}: Très certainement. Mon mari a fait l’ENA qui est une école dans laquelle le conformisme est la règle alors imaginez les réflexions de nos amis. Leur position a évolué maintenant que cet art est reconnu et que, même si ce n’est pas le meilleur aspect, sa valeur a augmenté. Aujourd’hui les gens ont un autre regard sur notre collection.
- Votre collection est extrêmement cohérente. Est-ce quelque chose de volontaire ou bien simplement le reflet d’un goût très prononcé pour certains mouvements artistiques ?
{F&J-P.B.}: Tous les artistes que nous suivons forment une grande famille. Ils se connaissent et s’apprécient. Cette ligne que nous avons choisie, cet art minimal conceptuel et géométrique, forme bien sûr la cohérence de notre collection.
- Vos œuvres sont à présent exposées dans un ancien silo que vous avez fait réhabiliter par l’architecte Xavier Prédine-Hug. Pourquoi ce lieu vous a-t-il plu?
{F&J-P.B.}: A l’origine nous souhaitions trouver un lieu pour exposer les œuvres de notre collection. Non pas par vanité mais parce qu’il nous a paru important de montrer les œuvres des artistes que nous aimons. Le fait d’acheter des œuvres est bien entendu un enjeu financier pour les artistes, mais rien n’est plus important pour eux que de voir leurs œuvres exposées.
Durant plusieurs années nous avons regardé à droite et à gauche, si par hasard un lieu pouvait nous correspondre. Il s’est trouvé qu’à un moment nous avons eu une fenêtre qui nous a permis de vendre certaines de nos actions d’Aplix, tout en gardant le contrôle. A ce moment, nous avons commencé à chercher sérieusement un lieu. Nous habitons près du parc Monceau et pour des raisons pratiques nous avons cherché au nord-ouest de Paris, dans le 95. Nous avons alors été accompagnés par le CAUE (Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement) qui recense les bâtiments représentant un intérêt historique ou architectural. Nous avons visité plusieurs lieux et finalement le représentant du CAUE nous a présenté ce silo désaffecté depuis 2002. Ce lieu nous a tout de suite paru en adéquation avec l’art minimal et l’art conceptuel. Nous l’avons acquis en 2007.
- Etes-vous personnellement en charge de la gestion et de la scénographie du silo ?
{F&J-P.B.}: Tout à fait, nous faisons tout nous-même. En ce qui concerne la scénographie, nous commençons par utiliser une maquette, et on réalise des représentations des œuvres à l’échelle. Cette étape prend plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Il faut dire que la rotation des œuvres à lieu tous les deux ans. Puis, pour l’accrochage, nous faisons appel à cinq ou six jeunes qui viennent travailler au silo en notre présence et nous leur indiquons où disposer les pièces. L’accrochage final correspond généralement à 99% à ce que nous avions prévu. Il est rare que nous ayons à faire des ajustements de dernières minutes.
Nous organisons des visites une à deux fois par semaine que nous dirigeons nous-même.
- Présentez-vous uniquement des œuvres issues de votre collection ou bien vous arrive-t-il de réaliser des solo shows en exposant certaines œuvres ne vous appartenant pas ?
{F&J-P.B.}: Nous présentons des œuvres de notre collection en exposant généralement plusieurs œuvres de chaque artiste. Nous essayons de faire en sorte que les œuvres résonnent entre elles. Nous en profitons pour faire quelques clins d’oeils et lorsque deux artistes s’apprécient nous en prenons compte dans notre scénographie. Enfin nous jouons avec les perspectives, les formes, les diagonales… Bref, un certain nombre d’éléments que l’on retrouve dans le modernisme.
Nous n’en sommes qu’à la septième exposition alors que nous avons ouvert les portes du silo en 2011. Réaliser des solos shows nécessiterait avant tout de trouver des artistes en mesure d’investir les 2200 m² de l’espace et il faudrait que le rythme de nos expositions soit bien plus soutenu.
- Certains artistes de votre collection mériteraient-ils, selon vous, que l‘on s’intéresse plus à leur travail ?
{F&J-P.B.}: Nous ne faisons absolument aucune différence entre les artistes, qu’ils aient une reconnaissance internationale ou non. Nous avons un certain nombre de grands noms de l’art minimaliste américain comme Donald Judd, Sol leWitt, Lawrence Weiner ou Dan Flavin. Mais nous nous intéressons également à d’autres artistes telle que Véronique Joumard, artiste et professeure aux Beaux-Arts de Cergy-Pontoise, que nous suivons depuis 40 ans. Il y a également Cécile Bart. Ce sont deux artistes plasticiennes qui mériteraient une meilleure visibilité… bien que Véronique Joumard soit à présent dans la collection du centre Pompidou.
- Vous arrive-t-il encore de découvrir de jeunes artistes émergents ?
{F&J-P.B.}: Avec l’âge, il faut apprendre à se méfier de soi-même car on a tendance à s’intéresser à des artistes qui ne sont finalement que des suiveurs des artistes qui nous plaisaient autrefois. Il y a tellement d’exemples de grands collectionneurs ou de grands marchands qui, à la fin de leur carrière, se sont totalement fourvoyés en jugeant la jeune création contemporaine à l’aune de ce qui les avait séduit par le passé.
Les collectionneurs s’intéressent généralement aux artistes de leur génération, à la génération qui les précède et à celle qui les suit. Passé deux générations, cela devient compliqué. Tout simplement parce que les artistes émergents ont un bagage culturel différent du nôtre. D’autant plus qu’il semble que l’on constate un retour de la figuration.
Cependant, nous ne sommes pas totalement hermétiques à ce qui se passe aujourd’hui. Le dernier artiste qui nous a conquis avait 27 ans. Il nous a été présenté par Dove Allouche, son professeur aux Beaux-Arts de Paris, qui a remarqué son talent. Nous avons effectivement trouvé l’œuvre et l’artiste fascinant et nous avons acquis une de ses œuvres. Mais cela reste une exception…
Il faut dire que nous avons une autre passion depuis les années 80′: la musique contemporaine. C’est une sorte d’échappatoire à un marché de l’art devenu trop spéculatif à notre goût. Là encore, nous pouvons rencontrer des compositeurs merveilleux comme Pierre Boulez. Nous soutenons certains compositeurs, ce qui nous offre la joie d’assister à la naissance des œuvres.
- Vous avez présidé le conseil d‘administration du CNAP de 2016 à 2019. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
{J-P.B.}: Cela a débuté par un petit changement de dernière minute lorsque les équipes du CNAP se sont rendu compte que j’avais dépassé l’âge limite pour présider le conseil d’administration. J’ai donc été nommé président d’honneur et ai assisté à deux renouvellements du conseil. Durant ces 6 ans j’ai connu deux directeurs, dont l’actuel: Béatrice Salmon.
Ce fut une expérience passionnante et j’ai vraiment beaucoup d’affection pour cette institution qui a tendance à s’effacer devant les autres puisque son rôle est avant tout de prêter les œuvres; et non de les présenter avec une quelconque prétention de révolutionner le monde de l’Art. C’est une équipe peu nombreuse mais elle fait un travail exceptionnel. Le CNAP gère la collection de l’État et conserve des milliers d’œuvres en réserve ainsi que toutes celles présentes dans les institutions, les ambassades et les musées. Non seulement dans le domaine de la peinture, de la sculpture et de l’installation mais également dans le domaine du graphisme.
- D’ailleurs, soutenez-vous activement les institutions et les musées ?
{F&J-P.B.}: Oui, nous nous sommes impliqués dans de nombreuses institutions depuis les années 80’ et notamment au sein des FRAC Ile-de-France, Pays de la Loire et Bourgogne. Nous avons également fait partie du conseil d’administration du MAMVP et du Centre Pompidou. Nous avons eu l’occasion de présenter notre collection dans différents musées avant d’ouvrir les portes du silo: que ce soit Suzanne Pagé qui nous a convié au MAMVP dans le cadre de Passion Privées en 1995, ou au Nouveau Musée de Villeurbanne et ses 1500 m² que Jean-Louis Maubant a mis à notre disposition en 1997; ou bien encore à Villeneuve d’Asq ainsi qu’au FRAC Pays-de-la-Loire. Dominique Perrault, nous a également demandé de prêter certaines de nos œuvres afin de les exposer dans son agence, à son ouverture en 1997. En ce moment nous prêtons un Carl Andre au Centre Pompidou Metz pour l’exposition sur Jacques Lacan. D’autres prêts sont prévus dans les mois à venir.
Mais nous y sommes de plus en plus réticents car nous avons eu quelques mauvaises expériences. Donc à présent nous ne prêtons que sur demande de l’artiste ou lorsque nous sommes sûrs que les conditions de prêts garantissent l’intégrité des œuvres.
- Une dernière question: quel rapport vos enfants et vos petits-enfants entretiennent-ils avec votre collection ?
{F&J-P.B.}: Nos petits-enfants tout cela avec une grande proximité. Ils connaissent les œuvres de notre collection et y font attention: ils savent qu’on peut monter sur une œuvre de Carl Andre mais uniquement avec en chaussette ou avec des chaussons et qu’on ne touche pas aux œuvres.
Nos enfants ont, nous le pensons, un grand respect pour ce que nous faisons mais ils ont chacun leur parcours. Le plus jeune a un ensemble d’œuvres qui se rapprochent des nôtres mais ce n’est pas un collectionneur aussi acharné que nous dans le sens ou il ne visite qu’épisodiquement les musées et encore moins les galeries. Il faut que les enfants suivent leur propre route et on ne cherche surtout pas à ce qu’ils fassent comme nous.

