Depuis plus de vingt-cinq ans, Nicola Erni suit son instinct et sa passion en réunissant des œuvres d’une très grande qualité. Cette démarche a donné naissance à la plus importante collection privée de photographies de mode au monde. Une manière d’aborder l’évolution des styles et des tendances depuis les années 1930, avec un intérêt particulier pour les années 1960 et 1970. La collection est également dédiée à l’Art contemporain au sein de laquelle Jean-Michel Basquiat, Julian Schnabel, Andy Warhol et Rashid Johnson ont une place toute particulière. Une partie de la collection est présentée au public dans deux espaces situés à Steinhausen en Suisse.
La collection est dirigée par Stefan Puttaert, son CEO. En 35 ans, Stefan a eu l’opportunité d’occuper des postes clefs au sein des plus grandes maisons de ventes internationales telles que Christie’s, Sotheby’s et Phillips. Ce magnifique parcours, Stefan le met aujourd’hui à profit pour porter le projet de Nicola Erni: partager sa collection avec le plus grand nombre.
- Stefan, une première question concernant l’évolution du marché de l’art: vous avez assisté au crash du marché au début des années 1990, suivi d’une période de croissance ininterrompue de plus de 30 ans. Durant ces décennies, de nombreuses tendances se sont succédées: à chaque saison son nouvel artiste émergent, son galeriste à la mode et son collectionneur frénétique. Quel regard posez-vous sur cette période? Comment envisager une croissance durable du marché pour les 30 ans à venir?
[S.P]: En effet, j’ai connu la fin du boom des années 80’, puis le crash en 1990/91 qui a duré environ 5 ans. Depuis, nous avons eu une tendance globalement positive, mis à part peut-être lors de la crise post-subprime. Lorsque j’ai débuté ma carrière, nous commencions à peine à avoir accès à internet. Depuis cette révolution numérique a, comme pour tout le monde, bouleversé nos méthodes de travail.
Pour ce qui est de la situation actuelle du marché, il est vrai que nous avons constaté un peu de flottement au printemps/début automne, à Londres notamment. Mais je remarque surtout que les ventes de New York ne se sont pas si mal passées, alors que certains s’attendaient au pire. J’ai également pu recevoir quelques échos d’Art Basel Miami et la situation n’a pas l’air si mal non plus. Il me semble donc que le marché et les acheteurs sont toujours là, mais de façon plus sélective.
Je crois que ce qui a changé depuis 30 ans, c’est que le marché ne connaît plus forcément des retournements de marchés aussi impressionnants qu’auparavant mais qu’en revanche il traverse aujourd’hui des cycles beaucoup plus courts. Nous sommes passés de cycles longs de 4 ou 5 ans à des tendances de quelques mois. Certains artistes émergents sont projetés dans les grandes ventes aux enchères et battent des records avant de disparaître peu de temps après. Alors que plusieurs ont misé sur le marché des NFT ces deux dernières années, ce domaine a déjà perdu de son élan.
- Malgré ce contexte frénétique, Nicola Erni a construit sa collection durant plus de 25 ans avec consistance; explorant en profondeur le travail de certains artistes et certains aspects de l’histoire de la photographie. Qu’est-ce qui, selon vous, fait la particularité de cette collection ?
[S.P]: C’est un ensemble unique de photographie (et principalement de photographie de mode) et d’art contemporain, réunit pendant près de 25 ans. Ce qui est assez atypique. Bien sûr, d’autres collectionneurs d’art contemporain s’intéressent à la photographie; mais pas à ce niveau.
Ce fut probablement la première, si pas une des premières, à collectionner des photos de paparazzi, fin des années 1990. A l’époque cela n’intéressait personne à par elle. Nicola a donc commencé à les acheter à l’unité, parcourant l’Europe pour retrouver les paparazzi et leur proposer d’acheter leurs photos; constituant ainsi très vite une petite collection centrée autour des années 60/70’. Ce qui, d’une certaine manière, allait l’amener à l’art contemporain puisqu’à l’époque de la Factory et du Studio 54, Andy Warhol régnait sur la scène artistique et mondaine de New York, avec Jean-Michel Basquiat à ses côtés. Jamais elle n’aurait pensé à l’époque que cela deviendrait une collection. Ce fut pourtant le cas au grès des années et des acquisitions.
Cet ensemble photographique on le retrouve dans l’exposition Zeitgeist & Glamour à l’occasion de laquelle nous avons réalisé une publication. Mais Nicola Erni ne s’est pas limité aux photos de paparazzi des années 60/70. Elle a également constitué cette collection autour de la photographie de mode et le portrait. On y retrouve les grands noms de la photographie: Irving Penn, Richard Avedon, Helmut Newton, Peter Lindbergh, Mario Testino… C’est aujourd’hui devenu la plus grande collection de photographie de mode en main privée du monde.
En parallèle, Nicola fait ses premiers pas dans l’Art contemporain en faisant l’acquisition de gravures de Robert Rauschenberg. Mais sa collection débute véritablement avec Basquiat et Schnabel en se concentrant quasi exclusivement sur ces deux artistes pendant presque dix ans. Deux artistes qui représentent encore à l’heure actuelle deux ensembles importants au sein de la collection.
La transition de Basquiat à Warhol s’est faite tout naturellement en s’intéressant à la collaboration entre les deux artistes. Jusqu’à s’intéresser au travail de Warhol, individuellement. Ce qui lui ouvre les portes de tout un groupe d’artistes parmi lesquels on retrouve Keith Haring.
Un autre grand ensemble de la collection met à l’honneur l’hyperréalisme avec des artistes tels que Duane Hanson, Elmgreen & Dragset, Maurizio Cattelan…
Enfin, une partie de sa collection regroupe des artistes de la nouvelle génération, grâce auxquels elle retrouve certains aspects de l’époque Warhol/Basquiat/Schnabel, comme avec Rashid Johnson et plus généralement ce qui attrait au design, au textile et à la mode, tel que dans l’œuvre de Sylvie Fleury.
- En effet, il s’agit d’une collection d’art contemporain et de photographie, mais elle convoque également la mode, le design et l’architecture. Est-ce une manière de reconnaître ces disciplines comme des formes d’art à part entière ? …Et que l’art ne s’arrête pas aux portes d’un musée ?
[S.P]: Nicola a fait construire le premier espace d’exposition il y a dix ans, le second a ouvert ses portes en 2020. Beaucoup de gens ont pensé que nous consacrerions un espace à la photographie et un à l’Art contemporain. Mais ce n’est vraiment pas la volonté de Nicola qui souhaite les associer et créer un dialogue. Une approche qui est assez atypique pour un monde de l’art contemporain qui considère parfois que la photographie de mode est une forme d’art secondaire.
- Être directeur d’une collection privée nécessite d’instaurer un dialogue avec sa fondatrice, Nicola Erni. Comment parvenez-vous à définir, ensemble, la ligne directrice aussi bien que les projets d’acquisition, le programme des expositions et les prêts ?
[S.P]: Nous avons une réunion hebdomadaire avec Nicola et le collection management durant laquelle nous abordons la question de nos prochaines expositions dans nos espaces de Steinhausen ainsi que des demandes de prêt de musées à travers le monde. Nous étudions les différents projets qui nous ont été soumis; ainsi que les propositions d’acquisition. Nicola est vraiment aux avant-postes et nous partage sa vision des projets. Nous sommes à ses côtés pour lui faire part de nos remarques, basée sur notre expérience. Ce dialogue aboutit à des expositions à Steinhausen ou ailleurs.
- C’est donc une collection privée, mais qui est tout de même amenée à être présentée au public. Dans quelle mesure est-ce que cela vous influence dans votre approche ?
[S.P]: La collection est restée totalement privée jusqu’en 2020. Jusque-là, Nicola a vécu avec sa collection, chez elle; puis dans le premier espace qu’elle a créé pour pouvoir en profiter dans de bonnes conditions. Durant tout ce temps, Nicola aura géré sa collection, seule, durant plus de 15 ans: l’inventaire, les achats, la logistique… On ne peut être qu’admiratif de tout le travail qu’elle a accompli. En 2013, Nicola Erni s’est tout de même adjoint les services d’un building manager, puis d’un collection manager en 2017.
La collection est réputée, mais encore peu connue du grand public. Notre objectif est donc de la faire voyager. Que ce soit des parties entières de la collection ou que ce soit des prêts dans le cadre d’expositions plus grandes comme ce fut le cas avec la Fondation Vuitton ou la Philharmonie à Paris ou encore l’Albertina à Vienne. La moitié des œuvres présentées dans l’exposition consacrée à la photographie de paparazzi au musée Westlicht de Vienne qui vient d’ouvrir ses portes, provient de notre collection. Le Norton Museum of Art, Palm Beach, FL, a quant à lui exposé presque 300 photos de mode des années 30’ à aujourd’hui, toutes issues de la collection de Nicola Erni.
C’est avec le second espace qu’elle a réalisé qu’elle devait ouvrir sa collection au public et la faire connaître au public. Ce que nous faisons chaque semaine, les mercredi et jeudi ainsi que sur demande pour des visites privées.
Aujourd’hui, il est important de faire connaître cette collection et tout le travail qu’a effectué Nicola ces dernières années.
- Les institutions privées ont tendance à favoriser l’approche du white cube ou d’une Kunsthalle afin de légitimer leur démarche. Dans votre cas, il y a au contraire la volonté de présenter la collection dans un contexte plus avenant et plus décomplexé. Pensez-vous que cela puisse inciter certaines personnes, qui seraient impressionnés par l’aspect formel d’un musée, à s’intéresser à l’Art contemporain ?
[S.P]: On peut dire que nos espaces sont aux antipodes d’un white cube ou d’une Kunsthalle. Lorsque vous rentrez dans les bâtiments, vous avez la sensation de rentrer dans une résidence privée, très colorée avec beaucoup remplie de design et de textile et des murs de couleur. D’une certaine manière, cela permet de comprendre la démarche de Nicola. Nous faisons évoluer les expositions tous les 1 an et demi, 2 ans environ.
Un autre parti pris vient du fait que prendre des photos est interdit. Le but est que le visiteur apprécie le lieu et les œuvres. Nous espérons ainsi qu’ils ressortent émerveillés avec l’envie de revenir. D’autant plus que nous avons deux bâtiments à découvrir.
- Rien ne se consomme plus vite qu’une image, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’une image de mode. Qu’est ce qui, selon vous, fait qu’une photographie de mode mérite que l’on s’y attarde ?
[S.P]: Je pense qu’avant tout la technique et le support ont d’autant plus d’importance qu’ils se font de plus en plus rare. Le support physique offre à l’image un gage de durée dans le temps, par rapport à l’image digitale qui est en permanence à la merci d’un simple clic sur le bouton “supprimer”.
Vient ensuite le talent du photographe et la beauté de l’œuvre. Cette dernière notion est bien entendu subjective: chacun peut retenir une photo qui l’interpelle plus que les autres.
L’aspect parfois radical peut également avoir son importance dans une œuvre. Notamment lorsque l’on pense au travail d’Helmut Newton ou de Mario Testino. On se rend compte que certaines photos qui ont été publiées il y a quelques années, ne pourraient plus être montrées aujourd’hui. Même si l’on sent que certains thèmes reviennent, avec notamment un regain d’intérêt pour les années 80’ ainsi que pour les supermodels.
- Les réseaux sociaux sont un excellent moyen pour vous de faire connaître toute la diversité de la collection et de mettre en avant certains artistes. Intégrez-vous la communication digitale dans votre projet curatorial?
[S.P]: Aujourd’hui, Nicola souhaite partager avec le public cette collection qu’elle aime tellement. Un souhait conforté par les retours positifs qu’elle reçoit. Donc oui, nous sommes très présents sur les réseaux sociaux afin de faire découvrir la collection au plus grand nombre.
Puisque nous sommes au début du projet d’ouverture de la collection au public, notre objectif est avant tout de la faire connaître et de susciter l’intérêt. Passé le moment de la découverte, notre ambition est que la collection soit perçue, à travers les réseaux sociaux, comme un lieu en évolution permanente. Car il arrive trop souvent que des institutions privées tombent dans l’oubli, faute de se renouveler.
Pour autant, nous faisons attention à garder une part de mystère et à ne pas tout dévoiler d’un coup. Cela s’inscrit dans la continuité du travail de Nicola qui a collectionné durant 25 ans tout en restant discrète. Elle a tendance à éviter les événements mondains du monde de l’art, préférant la compagnie de ses amis.
Enfin j’ajouterai que cette communication digitale est également une manière de faire savoir que d’autres expositions sont visibles à travers le monde.
- Une dernière question: y a-t-il un artiste qui, selon-vous, mériterait d’être plus reconnu qu’il ne l’est aujourd’hui ?
[S.P]: Je dirais que pour ce qui est de la photographie, l’une des icônes qu’est Irvin Penn est pour l’instant un peu laissée de côté. Surtout à côté de Richard Avedon qui est un peu partout en ce moment alors que nous fêtons son centenaire.
Hiro est un autre grand photographe qui a réalisé des photographies invraisemblables dans les années 60’/70’. Il n’a pas jouit de la même visibilité que certains de ses confrères tels que Newton, Avedon ou Lindbergh; malgré son immense carrière et sa collaboration avec de nombreux magazines. Il vaudrait pourtant la peine d’être montré.
En matière d’art contemporain je dirais de manière plus générale: l’hyperréalisme. Je me souviens que lors de la première acquisition d’une œuvre de Duane Hanson pour la collection, il n’était pas tant recherché que cela. Mais on sent qu’il commence à être de nouveau mis en valeur. Notamment en Suisse: lors de l’anniversaire des 25 ans de la fondation Beyeler, Sam Keller avait mis en juxtaposition des œuvres de leur collection avec des œuvres de l’artiste américain. Une exposition qui avait eu un franc succès et pour laquelle nous avions prêté certaines pièces.
Une autre artiste que Nicola a fait rentrer assez tôt dans la collection: Nam June Paik. Une manière de s’intéresser aux premiers mouvements de l’Art qui se sont emparés de la vidéo et de la télévision.

