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Au cours des vingt dernières années Miami s’est affirmée comme l’une des capitales mondiales de l’art contemporain, allant même jusqu’à contester la suprématie de New York et de Los Angeles. Mais la vie artistique n’a pas attendu l’avènement d’Art Basel en 2002 pour s’épanouir en Floride. Depuis 1958, le NSU Art Museum Fort Lauderdale (anciennement Fort Lauderdale Art Center) est au cœur d’une scène artistique en constante évolution, favorisée par l’arrivée d’artistes du monde entier.

Depuis 2013, le NSU Art Museum est dirigé par Bonnie Clearwater. ex-conservatrice du MoCA North Miami, Bonnie a également dirigé la fondation Rothko, un artiste auquel elle a consacré plusieurs ouvrages.

  • Quand on parle de Miami et d’Art Contemporain, on pense à Art Basel qui s’est installée en Floride il y a une vingtaine d’années. Mais la ville entretient une relation bien plus ancienne avec les artistes et son programme culturel. La ville ne se contente pas de se réveiller une fois par an pour la foire. Que représente Miami ? Notamment par rapport à New York et Los Angeles ?

{BC} : Je dirais que pendant longtemps, la scène artistique de Miami était animée par les artistes eux-mêmes. Dans les années 80 et 90, les artistes étaient déjà fortement connectés les uns aux autres et faisaient un travail incroyable. C’était incroyablement diversifié: les gens venaient des quatre coins du monde et se mêlaient de manière très organique. Tout ce qui se passait ici n’avait absolument pas vocation, ni la prétention, d’avoir un rayonnement international. Je suis originaire de New York et j’appartiens à la scène artistique new-yorkaise. J’ai également eu l’occasion de travailler à Los Angeles qui est une communauté artistique totalement différente. Mais Miami est unique à bien des égards : j’ai trouvé ici une diversité d’artistes que je n’aurais pas pu trouver à New York et à Los Angeles dans les années 80, 90 et même au début des années 2000.

Les gens du sud de la Floride savent se faire remarquer par leur énergie et leur volonté de faire avancer les choses. Ici, vous pouvez vraiment arriver avec votre raison d’être et faire bénéficier la communauté de votre vision des choses. Chacun peut-être être une force catalytique d’une manière qui n’est pas possible à New York… ou peut-être qu’à New York, l’impact que peut avoir une personne est plus difficile à discerner. 

Quand je suis arrivée à Miami, c’était une ville assez nouvelle qui n’était pas figée autour de grandes institutions historiques. Il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise manière de faire les choses. Nous n’avions pas non plus à nous conformer aux modèles mis en place dans les autres villes. Nous pouvions créer quelque chose de vraiment unique. Il y a toujours eu cette idée que nous inventions les choses au fur et à mesure. 

J’ai débuté dans la région en tant que directrice artistique de la Fondation Lannan basée à Los Angeles. Une mission qui intégrait la gestion du Lannan Museum à Lake Worth en Floride. À l’époque, nous étions le seul musée d’art contemporain de la région. Cela m’a donné l’occasion de rencontrer des collectionneurs et des artistes locaux qui sont maintenant assez connus dans le monde de l’Art. Nous avions vocation à présenter des artistes internationaux, mais également des artistes locaux qui témoignent de l’incroyable créativité de la région. C’est la raison pour laquelle en 1990 mon mari, James Clearwater, et moi avons eu le sentiment que nous devions faire partie de cette scène artistique en pleine croissance. Nous avons donc déménagé à Miami au lieu de retourner à New York. 

L’aspect commercial de l’Art n’était alors pas vraiment un sujet…jusqu’à ce que cela en devienne un: dans les années 90, la première foire d’art internationale de Miami a fait son apparition, suivie bien évidemment par Art basel Miami au début des années 2000. Au fur et à mesure, c’est devenu un événement local puis régional. Aujourd’hui on parle de la semaine de l’Art en Floride du Sud plutôt que de la Semaine de l’Art à Miami: les artistes, les collectionneurs et les musées ont tous accueilli le monde de l’art international et se sont emparé de cet événement. C’est devenu ce que nous appelons le “modèle Miami” qui est à présent émulé ailleurs.

  • Le musée propose un programme très dynamique : des expositions, des conférences, des événements font vivre l’agenda du musée. Beaucoup plus que certains musées très établis. D’où cela vient-il ?

{BC} : Cela vient du fait que nous avons énormément d’idées et nous pensons que nous devons laisser les choses se développer de manière organique. J’ai toujours travaillé de cette manière dans les musées précédents. Le NSU Art Museum dispose de plus de 7 700 m² dont plus de 2 200 m² d’espaces flxeibles et nous une équipe que est toute aussi inspirée et motivée.

J’ai une carrière inhabituelle qui m’a permis de rencontrer des membres du conseil d’administration, de la communauté et des soutiens à l’échelle internationale qui reconnaissent tous l’importance des musées. À partir de là, nous passons simplement à l’action. Si nous disons que nous allons faire quelque chose, nous trouvons un moyen de faire en sorte que le travail soit accompli. A partir de là, la programmation devient sa propre forme de recherche. 

Notre objectif ultime est d’adopter une approche internationale tout en fonctionnant également comme un centre communautaire. Le musée se veut un centre culturel qui rassemble la communauté. Fort Lauderdale étant situé à mi-chemin entre Miami et Palm Beach, notre communauté comprend toute la région de la Sud Floride.

  • Le musée bénéficie d’un soutien non négligeable du secteur privé (mécènes, donateurs, collectionneurs). Il semble que cela s’explique en partie par le fait que leur rôle soit véritablement pris en compte. Les mécènes ne sont pas là uniquement pour faire un chèque une fois par an. Comment favorise-t-il le dynamisme du Musée ?

En matière de conservation, nous sommes très indépendants sur ce qui doit être fait et comment cela doit être fait. C’est l’une des raisons pour lesquelles je me sens à l’aise là où je suis. Heureusement, nous avons une communauté de collectionneurs et de donateurs très respectueux de cette indépendance. Ils mettent à notre disposition leurs magnifiques collections, mais les décisions appartiennent à nos conservateurs.

En 1996, Bonnie Clearwater a organisé l’exposition « Définir les années 90 : construire un consensus à New York, Miami et Los Angeles » pour l’inauguration du MoCA Miami. Elle pose la question de savoir s’il existe, dans ces trois villes, des mécanismes qui créent une forme de consensus autour de la pertinence d’une démarche artistique spécifique. Le catalogue de l’exposition est encore aujourd’hui une référence.

  • En tant que commissaire, comment définissez-vous votre programme? Avez-vous tendance à faire des choix forts… et ce faisant, faire preuve dans une certaine mesure de subjectivité? Ou essayez-vous d’être le plus objectif possible et d’exposer des artistes qui bénéficient du consensus du monde de l’Art?

{BC} : Nous avons la chance d’avoir une très belle collection au musée. Nous commençons donc nos projets curatoriaux en examinant les œuvres les plus pertinentes à notre disposition. Les expositions sont issues de nos recherches historiques mais elles peuvent  aussi tirer leur origine de la communauté artistique.

Nous ne suivons aucun consensus et nous nous sentons libres de présenter un jeune artiste émergent, à mi-carrière ou même un artiste marquant que les gens n’ont pas vu de manière originale depuis longtemps. Cela semble être notre point fort : traiter des sujets qui résonnent avec notre époque et éviter les artistes en vogue.

Prenons par exemple l’exposition Happy! que nous avons organisé en 2019. Nous nous sommes rendu compte que de nombreux artistes incorporent une dimension de gentillesse ou un élément juvénile à leurs œuvres. Nous nous sommes demandé pourquoi nous avions à faire à cette tendance et pourquoi elle émergeait maintenant, dans notre société. En quoi est-ce différent du Pop Art des années 60 ? Nos recherches nous ont amenés à regarder une lignée d’artistes traitant de la notion d’émotions et de bonheur allant de Warhol et même de Yoko Ono, Keith Haring et Murakami.

  • Vous avez beaucoup étudié la notion de consensus. En résumé : un consensus est-il quelque chose de positif, qui permet de mettre en avant certains artistes talentueux ? Ou est-ce une standardisation du monde de l’Art qui pousse à laisser de côté certains artistes malchanceux?

{BC} : Ma conclusion sur le concept de consensus est qu’il ne s’agit que d’un mythe. Quoi que les gens pensent de ce qui se passe dans le monde de l’art, ce n’est pas le cas. Il n’y a tout simplement pas de cabale secrète. De temps en temps, une sorte de consensus émerge autour d’un artiste spécifique. Mais c’est toujours de façon limitée dans le temps.

Avec la récession de la fin des années 80 est venu le krach du marché de l’art au début des années 90 et il a fallu tout repenser à ce moment-là. Après quoi, N.Y.C. n’était plus la seule capitale du monde de l’art : d’autres villes comme Los Angeles et Miami s’étaient développées. À l’époque, les gens étaient choqués que je place Miami aux côtés de New York et de Los Angeles. Mais tout ce que j’avais prédit dans le catalogue Defining the Nineties s’est réalisé, par delà mes expectations.

J’ai abordé cette question du consensus en tant qu’anthropologue: certains sont à l’avant-garde tandis que d’autres ne font que suivre la tendance. J’étais curieux de voir comment les gens interagissent les uns avec les autres et comment un consensus se crée à Miami, New York et Los Angeles. Il semble que cela change d’un endroit à l’autre et selon les périodes.

En tant que musée, nous faisons très attention à ne pas trop influencer ce consensus. Nous pouvons présenter un artiste mais nous laissons le reste du monde de l’art décider de sa valeur.

  • Le cycle d’exposition actuel se concentre sur la notion de «Picturing Fame». Elle soulève un point très intéressant : certains artistes sont méconnus car peu exposés. Mais à l’inverse, certains artistes sont si connus que leur démarche artistique passe au second plan. Ils ne sont presque plus considérés comme des artistes mais comme de simples marques. C’est le cas dans  une certaine mesure pour Warhol et Toulouse Lautrec. Exposer des artistes célèbres est probablement la chose la plus simple et la plus difficile à la fois pour un conservateur. Comment avez-vous abordé le projet ?

{BC} : Le sujet de la renommée et la manière dont la renommée est créée et validée par le consensus est un sujet qui m’intéresse depuis longtemps. Cette question est au cœur d’une société régie par les réseaux sociaux. J’étais particulièrement intéressé par le poids des algorithmes dans la décision des journalistes de consacrer un article à un sujet, simplement parce que celui-ci fait le buzz. Je voulais attirer l’attention sur le fait que nous sommes désormais capables de quantifier le succès d’une création en mesurant des algorithmes et comment cela perpétue un cycle de renommée, qui en soi crée un cycle perpétuel de mise en avant de certaines célébrités, personnalités publiques et artistes.

La série d’expositions a été créée de manière organique avec les opportunités qui se présentaient. Nous avons eu accès à un ensemble d’affiches de la fin du XIXe siècle, dont deux importantes collections de Toulouse Lautrec. Il a joué un tel rôle dans la création des célébrités de son époque à Paris que ses méthodes de marketing sont encore utilisées aujourd’hui à bien des égards. L’exposition visait à examiner ce qu’il avait fait et pourquoi il avait réussi à transformer les artistes de cabaret et de dance-hall en célébrités.

À partir de là, je me suis intéressé à des artistes comme Emilio Martinez, basé à Miami et originaire du Honduras. Je suivais son travail depuis quelques années et le Musée a acheté certaines de ses œuvres pour notre collection latino-américaine. Pendant la pandémie, Emilio et moi avons eu des discussions sur Vincent van Gogh et il a commencé à créer une série de collages qui étaient une collaboration multiséculaire avec Van Gogh, dans lesquels il a collé des éléments de reproductions de peintures de Van Gogh dans ses compositions de personnages monstrueux. En faisant des recherches sur Van Gogh, Emilio a découvert qu’il était un ami proche de Lautrec. Il s’imprègne également de l’œuvre de Lautrec et crée une série de peintures et de collages inspirés par celles-ci. J’ai décidé de présenter une exposition personnelle de ces deux séries parallèlement à l’exposition Lautrec afin de voir comment un jeune artiste pouvait interagir et se connecter visuellement, émotionnellement et intellectuellement à ces deux artistes célèbres et apporter une nouvelle approche dans leur travail.

De plus, j’ai été intrigué par une association de la collection couture de Stephanie Seymour, composée de créations emblématiques de Christian Dior, Cristobal Balenciaga, Yves Saint-Laurant, Azzedine Alaia et d’autres, avec les peintures de Karen Kilimnik que Stephanie et son mari Peter M. Brant ont collectionné de manière assidu. Cette association avait été faite par leur fils Dylan Brant dans une galerie de Palm Beach. J’avais moi-même un lien fort avec Karen que j’avais déjà exposé au Musée de Miami. C’était intéressant de relier son travail à la collection couture de Stéphanie mais le projet a vraiment décollé lorsqu’il a fallu trouver un nom à la collection. Stéphanie a suggéré, entre autres idées, de l’appeler : Les Cygnes. Cela a immédiatement résonné en moi : Les Cygnes était l’expression utilisée par Truman Capote pour désigner les femmes qui étaient célèbres pour être célèbres. La mode était une partie importante de cette image qu’elles fabriquaient. C’est ce titre qui a donné la direction de l’exposition et je savais que nous allions traiter de la notion de célébrité

La quatrième exposition du programme s’intitule Hooray for Hollywood. Le titre fait référence à un dessin de Jack Pierson que nous avons acquis. Cette œuvre capture l’ironie de la conquête de la gloire à travers la machine hollywoodienne qui aboutit généralement à la déception et au désespoir de celui qui l’entreprend. Warhol avait lui aussi compris comment cette machine fonctionnait avec Marilyn Monroe et dequelle manière un dictateur tel que Mao pouvait l’utiliser pour créer un culte de la personnalité.

C’est ainsi que l’exposition a développé une réflexion sur ces sujets. L’exposition comprend également une œuvre de Scott Covert, qui avait en même temps une exposition personnelle organisée par Ariella Wolens dans notre musée. L’artiste réalise des frottages de tombes de personnages et de personnalités célèbres, dont celle du magicien Houdini qui pensait pouvoir échapper à la mort elle-même. Mais la conclusion est que peu importe votre renommée, vous finirez par mourir. Donc chaque œuvre apportait quelque chose. Pour chaque travail que nous incluons dans une exposition, nous devons nous demander quelle est sa valeur ajoutée.

  • Comme vous l’avez dit, vous avez décidé d’exposer le travail d’Emilio Martinez qui interagit avec les œuvres de Van Gogh et de Toulouse-Lautrec. Est-ce une manière de réactiver leur travail ? On peut ainsi apprécier ces œuvres iconiques avec un œil neuf…

{BC} : Je cherchais comment un artiste d’aujourd’hui peut communiquer avec des artistes morts depuis longtemps et comment cette interaction pourrait être significative pour l’artiste vivant tout en encourageant le public d’aujourd’hui à considérer le travail de ces icônes sous un angle nouveau.

  • L’exposition the Swans n’était pas seulement une exposition mettant d’art et de mode. C’était aussi la célébration de l’amitié de deux personnes, Stéphanie et Karen. Cela a-t-il eu un impact sur votre démarche de curatrice ?

{BC} : Cela a début comme une petite exposition. J’ai été intrigué par la vision de Karen à travers l’histoire de l’art, la mode… et par la façon dont Stéphanie abordait sa collection de haute couture et comment celles-ci s’assemblaient. Je m’intéresse à la manière dont Karen est capable de raconter des histoires et à la façon dont les histoires peuvent être racontées dans la mode. Ensuite, je laisse le visiteur mettre le tout en place et créer son propre récit.

  • Votre prochaine exposition Future Past Perfect présentera le travail d’artistes émergents qui n’ont malheureusement pas pu montrer leur travail pendant la pandémie. Quelle a été l’origine du projet ? Est-ce une manière de dire aux gens de revenir au musée pour profiter de l’Art de manière physique ? Est-ce une façon de dire aux artistes émergents qu’ils ne doivent pas être uniquement obsédés par l’aspect mercantile du monde de l’Art ?

{BC} : Lorsque la pandémie a pris fin, tout d’un coup, tout le monde est sorti de son hibernation. Tout le monde avait l’impression que beaucoup d’artistes émergeaient alors qu’en fait ces artistes étaient déjà là mais nous étions isolés. Certains ont oublié le confinement à cause du beau temps. Cette exposition est la reconnaissance du nombre d’artistes importants qui sont aux prises avec des problèmes réels. De plus, beaucoup d’artistes ne se connaissaient pas et c’est important pour la scène artistique qu’il se rencontrent. Il fallait le faire.